Une société sans douleurs ?
Vieux de plus d'un siècle, l'arsenal thérapeutique antidouleur atteint ses limites. Les dernières découvertes sur les mécanismes à l'origine des influx nerveux annoncent une relève.
Malgré le déploiement de trois plans antidouleur depuis 1998, encore un Français sur cinq souffre de façon régulière et lancinante sans que les médecins et les centres de traitement mis en place n'y puissent rien. « Notre pharmacopée vieillissante n'offre pas de réponse à tous nos maux et, avec le vieillissement de la population, le problème va encore s'aggraver », anticipe le docteur Michel Lantéri-Minet, président de la Société française d'étude et de traitement de la douleur (SFETD).
Décrits au XIX e siècle, les trois principes actifs les plus efficaces pour calmer la douleur - aspirine, paracétamol et morphine - n'ont pas trouvé de meilleure alternative thérapeutique. « On commence à peine à se familiariser avec les mécanismes qui transmettent les signaux douloureux », explique Michel Lazdunski, ancien chercheur du CNRS dont il a obtenu la médaille d'or pour ses travaux sur les canaux ioniques, qui expliquent comment une stimulation est convertie en signal électrique.
« Ces canaux situés sous la peau sont des microgénérateurs d'électricité biologique à l'origine d'une grande partie de nos perceptions de l'environnement, notamment le toucher, explique-t-il. Ils parsèment la surface des cellules nerveuses de milliers de pores qui s'ouvrent et se ferment au gré des stimuli pour rééquilibrer les échanges biochimiques. »
Réactions en cascade
Dans le plasma sanguin, la concentration des ions sodium est élevée et le potassium s'y trouve en faible quantité. Inversement, dans les cellules nerveuses, le sodium est peu présent mais le potassium abonde.
Quand la membrane cellulaire se déforme sous l'effet d'une pression (une caresse, un coup, une piqûre…) ou de chaleur, des canaux ioniques particuliers s'activent, générant localement, dans les terminaisons nerveuses, des flux d'ions sodium (jusqu'à 100 millions d'ions par seconde) qui créent un désordre temporaire et des microcourants consécutifs.
Mesuré en pico-ampères (1 milliardièmes d'ampère), l'influx est presque insignifiant. Mais multiplié par l'ensemble des canaux ioniques et des cellules qui ont reçu l'information, il peut déclencher une cascade de réactions biochimiques qui propage l'activité nerveuse jusqu'au cerveau à travers le réseau neuronal.
Ces canaux ioniques sont communs à plusieurs de nos sens, mais ils ont des spécialités qui peuvent servir en différents points de l'organisme.
Depuis leur découverte, il y a dix ans, les chercheurs en ont identifié près de 400 dans le génome humain, dont quelques dizaines seulement répondent à des stimuli nocifs (températures extrêmes, acidité, stimulations mécaniques intenses…).
En bloquant leur activité, les scientifiques espèrent supprimer le message douloureux sans craindre les effets secondaires des traitements connus.
Mais quels canaux choisir ? Les canaux Asic (pour « acid-sensing ion channel »), qui donnent du fil à retordre à l'équipe du professeur Lazdunski ? « Cette famille est très exprimée dans les nocicepteurs, c'est-à-dire les cellules sensorielles spécialisées dans la perception de la douleur, explique-t-il.
Son activité répond à une stimulation acide déclenchée par une acidose [augmentation de l'acidité du sang, NDLR] extra-cellulaire qui se produit dans les situations inflammatoires : hématomes, ischémie cardiaque, crampes musculaires, tumeurs… »
Le programme collaboratif SubAlgic, auquel Michel Lazdunski participe, espère découvrir des peptides qui bloquent leur activité ou le signal électrique qu'ils génèrent avant qu'il ne parvienne à la moelle épinière.
Les canaux sodiques sont une autre famille qui intéresse les chercheurs. « Il s'agit de protéines essentielles à la genèse des potentiels d'action, c'est-à-dire l'outil de communication des neurones, explique le docteur Patrick Delmas, qui dirige une équipe de recherche au CRN2M (Centre de recherche en neurobiologie et neurophysiologie de Marseille).
En inhibant l'activité de ces canaux (présents dans les nocicepteurs), on doit pouvoir empêcher la naissance du message douloureux », pense-t-il. Ses soupçons se sont portés sur cette classe de canaux après des travaux génétiques réalisés dans les années 2000 sur une famille de fakirs pakistanais mangeurs de sabres et amateurs du confort brutal des tapis de clous.
En décodant leur ADN, les scientifiques ont découvert que pas moins de dix mutations diminuent, voire suppriment, l'activité d'un canal sodium particulier, connu sous le nom de Nav1.7, qui est étudié depuis par des dizaines de laboratoires.
A la clef, sans doute le jackpot du siècle : le marché mondial de la douleur se chiffre aujourd'hui à 55 milliards de dollars par an.
Reste à trouver comment museler le Nav1.7. Une dizaine de canaux sodium ont été identifiés et tous n'ont pas la même fonction. L'un agit sur l'activité cardiaque, un autre déclenche des épilepsies, un troisième intervient sur les connexions neuronales…
Depuis quelques mois, les « big pharma » ont sorti leurs énormes « chimiothèques » en espérant y dénicher des molécules qui codent pour ces canaux sans provoquer les effets secondaires des antalgiques actuels.
En novembre dernier, à Lille, plusieurs candidates ont été présentées à l'occasion du 12 e congrès de la SFETD, mais aucune qui agisse spécifiquement sur Nav1.7.
D'autres champs d'investigation trouvent donc leur place sous le microscope des chercheurs. Parmi eux figurent les travaux du docteur Bertrand Coste, publiés l'an passé par la revue « Science » sur la découverte d'une nouvelle famille de canaux ioniques, appelés « Piezo » - du grec « piezein », appuyer. Ils ont la capacité unique de détecter les pressions et les forces mécaniques appliquées sur la peau.
« Cette découverte ouvre de nouvelles perspectives sur notre compréhension des mécanismes du toucher et de la douleur, explique-t-il. Nous avons déjà mis en évidence qu'ils jouent un rôle dans la douleur mécanique.
Chez la souris, ils sont exprimés dans différents tissus mécano-sensibles tels que les poumons, la vessie, le rein ou le colon, ce qui suggère le rôle possible de ces protéines dans la sensibilité mécanique de ces organes. »
Le rêve d'une société sans douleur pourrait à terme devenir réalité.
La douleur aiguë, par définition transitoire, est un signal d'alarme indiquant la présence d'une affection ou d'une lésion due à un traumatisme.
La douleur chronique, persistante plusieurs mois, voire des années, est liée à une maladie ou une déficience : cancer, migraine, rhumatismes, rage de dents, mal de dos…
La douleur neuropathique est liée à une lésion ou un dysfonctionnement du système nerveux. Elle est souvent consécutive à un accident vasculaire, un diabète, un zona ou une amputation. Rebelle aux traitements, elle concernerait 3 millions de Français.
Source :
"Les Echos.fr" - article du 25 février 2013